Chez moi

Ne me déshabillez pas !

Trop de vêtements !...

Tournures, jupons, vertugadins...

Lisez-moi, plutôt.

Il y a bien davantage à voir sous ma peau.

N'aime rien tant que l'illusion d'un temps infini devant moi. Comme grève immense de sable fin et mouillé, tel qu'il se découvre à marée basse. On y plonge la voûte plantaire, les orteils, avec la délectation d'un enfant qui patouille.

- Qui êtes-vous? demandez-vous peut-être.

Je suis celle qui marche au bord et toujours confine.

Je suis femme secrète, et recluse. Je suis fille de peu, mais reine aux palais d’altitude. Je suis femme frivole, et coquette, frileuse et grave, emportée, impérieuse, misérable et vaincue. Je suis fille de joie et femme de peine.

Je suis femme danseuse, chorégraphe et coryphée. Me diras-tu comment dansent les fées ?

Je suis celle qui se garde en vestale pour se donner en fille.

Je suis celle qui lance et qui ramène, qui tend et qui retient. Je suis celle qui révèle et qui scelle, dans un même geste.

Je fus cette espèce de folle, déguisée en grande fille modèle et raisonnable, qui parlait toute seule, enfermée dans sa chambre, à ses poupées. Ses seuls amis venaient des cimetières de l'Immortalité à son salon. Mme du Mourier tenait le bras de l'épileptique pétersbourgeois ; les sœurs Brontë, taciturnes, faisaient tapisserie. On écoutait du Grieg et du Schumann.

- Argance, qui es-tu ?

- Personne. Une personne. Plein de personnes. A part ça : de la chair, des os, des poils... des filaments électriques sous la boîte crânienne.

Rien de bien extraordinaire, en somme.

Je suis née française le 22 avril 19.. à Suresnes, petite commune de la banlieue parisienne, de XX, d’une famille d’extraction modeste, et de XY, fils de bourgeoisie déclassée.
Trois années passées, peu après ma naissance, auprès d’un grand-père ouvrier, à l’âme délicate, au cœur tendre, amateur de littérature, d’athlétisme, de patinage artistique et de rugby à quinze, eurent, je le compris par la suite, une influence décisive sur le reste de mon existence; tout comme une grand-mère paternelle, veuve de guerre, femme de caractère, féministe s’ignorant telle, qui eut la générosité de me léguer un sexe, fait assez rare pour une femme, et méritant d’être ici rapporté.